Mes tentatives de comprendre ce qu’il se passe avec ce maudit moteur (on est en mauvais termes, lui et moi) ont réveillé Jérémy. Ses yeux sont tous petits, le blanc est teinté légèrement de rouge, ce qui a pour effet de rendre ses yeux encore plus bleu, un bleu électrique renforcé par la luminosité. Ajouté à ça sa mine renfrognée, il n’a vraiment pas l’air commode avec ses cheveux dressés par le sel de mer. En plus, il ne comprend pas pourquoi mon attention commence à fuir le moteur.
« Des poissons! Il y en a tout un banc qui nous suivent! Regarde, ils sont gros en plus! »
Il se penche. Me regarde. On a la même idée.
« On pêche? »
Branle-bas-de-combat. On vide les coffres du cockpit à la recherche de notre matériel de pêche. Assez vite, Jérémy met la main sur la canne à pêche télescopique de son grand-père. Sauf qu’on y a même pas installé de leurre, il y a simplement un gros plomb et un gros hameçon, souvenir de nos tentatives de pêcher du poisson-chat dans le Mahury. Bouarf, on a pas l’illusion d’attraper quoi que ce soit de toute façon - plus mauvais pêcheurs que nous, ya pas! Mais les poissons en ont décidé autrement - ils se jettent allègrement sur le plomb en délaissant l’hameçon, puis quand ils ont compris qu’ils n’auraient rien d’autre à tirer du plomb qu’un sévère mal de dents, ils continuent à filer dans le sillage du bateau, juste derrière son saffran.
« Faut trouver un appât, un leurre, quelque chose! »
Jérémy file fouiller dans nos filets et en ressort la tete desséchée d’un banane. Meh, je vois pas pourquoi ça les intéresserait. Mais on est d’humeur à faire des expériences, alors le morceau de peau de banane desséché finit à l’eau. En vingt secondes, les poissons qui nous suivent se le disputent. Soudain, surgit un magnifique poisson bleu et jaune, bien plus rapide que les autres, et plus gros aussi. Je mets quelques secondes à le reconnaître, car ses collègues du pacifique sont bien plus gros : une daurade coryphène! Mais zut, ce sont des poissons battants ceux-là, ils ont tendance à ne pas se laisser faire et à sauter dans tous les sens une fois ferrés. Je préviens Jérémy, il s’accroche, la canne se tend, se tend… Je m’attends à tout instant à la voir céder ou lui échapper des mains, mais finalement il tient bon, et la daurade fatigue.
Il la hisse alors dans le cockpit comme s’il avait fait ça toute sa vie, et la daurade est alors frappée de l’énergie du désespoir. Elle saute partout, s’enroule autour des bouts du régulateur et envoie des projections de sang par terre. Elle me fait un peu de peine, d’autant plus que l’hameçon est passé à travers sa joue, juste sous l’oeil. Tout à coup j’ai un peu honte d’avoir ferré un si joli poisson, dont la taille (70?80 cm?) me fait penser que son espèce est moins commune que dans le Pacifique. J’explique à Jérémy comment abréger ses souffrances, en passant un couteau des branchies jusqu’au cerveau, mais elle continue à remuer et je n’arrive pas à me souvenir si c’est la bonne façon pour une daurade ou si c’est pour un autre poisson. Voyons voir, le thon, il fut le saigner, mais la dorade?.. Zut! Je voudrais tellement que ça finisse vite. Finalement ses couleurs ternissent, signe qu’elle est morte, et on commence à la découper. Je me rends compte avec plaisir que je n’ai rien perdu de mon coup de main pour faire des filets. Jérémy est impressionné.
En très peu de temps on se retrouve avec notre déjeuner dans nos assiettes, alors même qu’une heure plus tôt on n’arrivait pas à se motiver pour ouvrir une autre boite de conserve. Mmh, quel délice. J’ai même pu préparer un curry de poisson pour le repas du soir. Bon, certes, quelle végétarienne en carton aussi, mais c’est un autre problème.
On reste là, dans le cockpit, le ventre satisfait d’un repas aussi fameux, les jambes dorant au soleil, ravis, à observer les sargasses qui passent… Les sargasses qui passent? Mais bien sûr, voilà pourquoi notre moteur râle depuis une heure, son hélice doit en être fourrée! Jérémy passe le point mort, puis la marche arrière, et un nuage de sargasse apparait à la poupe. Yikes! C’est reparti, et on file à 4,3 noeuds vers la Barbade, au lieu des 2,8 avec notre hélice ensargassée. Plus que 60 miles, parfait! A ce rythme-là, on arrivera demain matin! Finalement, elle était loin d’être si terrible, cette traversée pour laquelle j’avais tant d’appréhension. Il faut dire que les conditions étaient plus clémentes : pas de houle serrée qui nous jette d’un bord sur l’autre toutes les 5 secondes. Il y a bien eu un gros grin, la première nuit , au cours du quel j’ai été très inquiète de voir la foudre frappée ici et là. Finalement, on a réduit la voilure, serré les fesses et on a juste récolté une très grosse douche d’eau douce mais glacée. Et puis, aujourd’hui, cette pétole qui n’en finit pas, et ces sargasses qui veulent s’en prendre à notre moteur. Mais tout bien considéré, on est loin d’être malheureux. Bien calés dans notre rythme de quarts, qui nous laissent quotidiennement une demi-nuit et une grosse sieste, on a le temps pour lire, discuter, faire des projets pour la suite. Ou même, comme ce fut le cas le 3ème jour, observer un jeune fou de bassan se reposer sur notre balcon avant… Jérémy l’a veillé pendant une grande partie de son quart, mais quand il a voulu aller changer la voile d’avant, notre jeune fou s’est envolé, outré, en claquant du bec et en criant sur cet importun. Jérémy était vexé comme un pou de son ingratitude.
Bientôt l’île apparaîtra devant nos yeux et je me dis que si toutes les traversées devaient être ainsi, alors peut-être qu’il y aurait de quoi me réconcilier durablement avec ma toute petite Lilla, malgré tous les caprices et toutes les crasses qu’elle a su nous faire.
(En mer, on pense aux copains ... :D)